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“Al mens au aure”, balade au cœur des immeubles et des arbres de Bellefontaine

 

Comment essayer d’ensauvager nos pratiques et de les rendre poreuses les unes aux autres ? Nous marchons un peu. Nous jouons. Nous essayons d’accepter le trouble. Un texte écrit par une universitaire, une chercheuse, philosophe ou hydrologue, doit pouvoir supporter le nébuleux, la brouille. Il peut suivre les linéaments que proposent le chemin ou la liane. Il se déplace au fil de la parole, du geste, de la danse, de l’engagement des chairs du théâtre-vérité.

Bois sacré dans le quartier de La Reynerie avec Marie Bouchet et Christophe Rulhes
(photo: Pascal Fayeton)

Nous sommes dehors

Nous sommes dehors. Les mouvements de l’acrobate ou les sons du musicien doivent pouvoir supporter cet engagement dans les arbres, au bord d’un lac, au pied d’un immeuble d’architecte signé dans les années 1970 dans un quartier urbain dit « sensible » ou « populaire ». Les gestes de l’artiste peuvent se faire avec les textes, par les textes, naître de la relation au scientifique, se disséminer dans les phrases écrites et dites, les disséminer en retour.

Il s’agit bien de s’ensauvager, de déplacer l’économie scripturaire, d’aller au-delà de la gestion domestique habituelle de nos pratiques en boîtes noires ou blanches, qu’il s’agisse de nos théâtres ou salles de cours, de nos amphithéâtres communs, de nos énonciations vers le public, plus ou moins performatives, plus ou moins en félicité selon le jour ou l’heure, l’état de forme ou l’inspiration, que cette dernière soit bordée par un long travail d’objectivation de données ou par le chant d’un paysan du Rouergue, la saisie d’une fada ou la vue d’une couleur subite.

Personnes dividuelles

Nous sommes des personnes. En ces balades il nous faut être généreuses, en relation les unes avec les autres. Il est préférable d’y avoir envie de faire avec l’autre, par l’autre, et donc concrètement par soi dans l’autre, en situation de véritable abaliété : s’intéresser au saxophone qui joue plus fort que la clarinette en si bémol et qui couvre parfois la voix ; découvrir la voix et les gestes d’une géochimiste qui raconte une expérience de recherche en Guyane, ne pas toujours la couvrir ; accepter d’accueillir au cœur de l’adresse de sa recherche, devant soi en situation de parole, les gestes d’un acrobate qui disperse l’espace et ventile cette même adresse ; parler au pied d’un arbre qui n’est pas un décor, mais devient un actant à l’écho du texte dit ; jouer avec la pluie, le vent, les sons extérieurs, les chemins escarpés. Tout ici invite à la générosité d’adaptation.

Dryades dividuelles?
(photo: Pascal Fayeton)

Il nous faut être personnes ouvertes en cette tentative. Se laisser ouvrir par le paysage et par l’autre, plus qu’humaine et humaine y comprises. L’autre personne nous regarde et agit avec nous. Et dans cette balade, il y a personne dividuelle en relation potentielle en un peuplier, une baie de mûres qui ralentit le public, une vigne traitée contre le mildiou, une montagne que l’on voit en face et qui nous offre ses ombres, un sol terreux qui permettra la chute, l’affordance répétée, une broussaille où se jeter et s’éprouver, un chien qui chante, se tourne vers le public, prend sa part. Ainsi se compose un humble petit monde qui laisse place à toute personne et à toute chose. C’est peut-être aussi celui-ci, le chemin de l’ensauvagement. Et dans ce quartier de Bellefontaine, parler des arbres c’est aussi voir ce chantier qui les tue, arrachés pour permettre l’aménagement de la ligne de Métro et d’une nouvelle piste cyclable, au pied d’un immeuble sublime où vivent des familles aux ascendances plurielles et lointaines. Les arbres de la ville font de la sociologie urbaine, ils causent des humaines et des humains, persistent en vieilles forêts oubliées ou en Petit Bois replanté, s’exposent en Parc Clairfont, lieux de passage et de repos.

Il nous faut aussi improviser en ces lieux, même si des repérages nous ont permis d’anticiper des présences et des chemins. Nous comparons les différents endroits qui permettent des échos, nous choisissons des arbres. Pour toute approche que l’on emprunte, à n’en pas douter, d’autres auraient pu exister, conduisant dans d’autres sens. Les cartes que nous avons parfois tracées auraient pu emprunter des chemins distincts, vers de multiples directions différentes. À chaque halte, nous reposons ainsi la question : pourquoi là et pas ailleurs ? Ici un arbre suffisamment fort a pu accueillir une corde et son voltigeur-hydrologue parlant d’une forêt en Inde ; là, au pied d’un saule pleureur, un paysage s’ouvre sur un lit de fleurs, des crocus, et plonge vers une cité urbaine un lac en son cœur.

Enfin, au fil de ces balades nous devrions rester personnes critiques. À savoir que nous ne nous contentons pas non plus des paysages tels qu’ils sont. Nous en parlons. Nous en rendons compte. Nous y adaptons nos vues. Les textes évoluent en fonction des lieux et osent la perspective voire l’engagement. Ici, pourquoi et comment la vigne sauvage, la lambrusque, a disparu pour devenir vigne de culture intensive ? Là, imaginons ce que la forêt fut il y a mille ans, dix-mille ans, plus loin encore ? Pourquoi parfois les femmes et les hommes refusent de couper un arbre ou un bois pour le séparer du cycle arbitré par la production et le restituer dans un monde où prime la génération, la survivance, le mouvement lent, la subsistance stable, la pollinisation ?

Générosité, ouverture, comparaison/adaptation, critique compréhensive en des lieux : on pense aux conditions qui permettent à l’art selon Tim Ingold de faire de l’anthropologie et de la science ; à moins que ce ne soit son symétrique, et l’on retrouve alors les quatre critères qui, toujours selon Ingold, ouvrent l’anthropologie et la science aux arts du faire avec.

En ce 11 octobre, la question du public

Le 11 octobre aux pieds des immeubles droits et hauts de Bellefontaine, sans doute est-ce en ce trouble que nous avons marché en tentative généreuse, d’intention diplomatique et relationnelle, voulue ouverte aux enfants et aux scooters du quartier, élisant tout de même ses chemins et ses propos, tout en conservant un point de vue étayé et choisi sur le monde. D’arbre en arbre, nous étions peut-être personnes un brin ensauvagées, hors de nos cadres les plus communs, à suivre notre guide Simone, responsable de l’association Dire et qui, en ces quartiers urbains de Toulouse, pêche, cueille, jardine, repère les coulées vertes et les vieilles forêts, initie en usagère aux vertus de la biodiversité en ville. Une autre personne vivant ici a pris la parole. Enrique, membre de l’association habitante Miroir et que nous avions invité à nouveau : il a présenté le journal que ses amies et lui éditent, en quête d’autodétermination et de bon vivre, en prise avec la gouvernance municipale quant à la coupe des arbres et la gestion forestière des espaces verts.

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En ombre chinoise,Tom Collin, danseur et circassien,
durant la balade “Bois sacré” dans le quartier de Bellefontaine
(photo: G. Gaudin)

Le 11 octobre 2024, à 17h30 en ce quartier, nous avons été suivi par une trentaine de marcheuses et de marcheurs, dont un rouleur qui nous a suivi fluide sur sa machine propulsée des mains à la force des bras, sans encombre. Un « Manageur en contrat de ville quartier Bellefontaine territoire sud » était là curieux et ravi, souhaitant poursuivre cette expérience, la réitérer tout au moins, la décliner sans doute en plusieurs endroits. Les personnes qui nous accompagnaient en notre public étaient plutôt des femmes aux cheveux poivre et sel et aux baskets ajustés. Lorsque j’en discutais avec la « Programmatrice Animation Vie Locale et Partenariats » du Centre Culturel Alban Minvile qui avait convié ce groupe à nous suivre, elle m’expliqua qu’il y avait bien là, excepté une à trois personnes venues d’autres quartiers toulousains, des usagères habituées du Centre et des habitantes heureuses du quartier Bellefontaine.

Comment troubler encore plus les publics, créer des alliances et des apprentissages croisés plus profonds, échanger avec le pilote de scooter, avec l’enfant acrobate, avec la marcheuse portant hijab? Comment apprendre de ces personnes au sujet des arbres ? Sans doute ont-elles à dire. Il nous faudrait du temps, une enquête peut-être. Ce sont aussi ce type de questions que nous souhaitons expérimenter lors des diffusions de ces Bois Sacrés, en campagne, montagne, littoral et villes, entre scientifiques et artistes, hydrologues acrobates et musiciens anthropologues, pour une alliance que nous souhaitons féconde.

Al mens un aure est une périphrase proverbiale occitane que j’ai souvent entendue enfant, « au moins un arbre » disait les amoureuses et amoureux de la forêt et de la végétation. Tant qu’un arbre nous regarde ou nous ombrage, au moins un, la terre nous parle, la vie passe. Al mens un aure signifie alors « nous sommes bien ». Chercher l’arbre de plus, le récit à faire, celui qui compte peut-être pour le joueur de foot ou le motard en roue libre arrière… voilà qui devrait stimuler les Bois Sacrés à venir.

 
 

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Christophe Rulhes (26 octobre 2024). “Al mens au aure”, balade au cœur des immeubles et des arbres de Bellefontaine. S'enforester. Recherches buissonnières. Consulté le 28 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12kyu


2 réponses sur « “Al mens au aure”, balade au cœur des immeubles et des arbres de Bellefontaine »

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